Étude des Lettres de la Marquise de Merteuil dans le roman de Laclos

Pour faciliter le travail des étudiants, j’ai sélectionné ci-dessous les seules Lettres de la Marquise de Merteuil. Je complèterai progressivement jusqu’à la fin de l’étude du roman.

PREMIÈRE PARTIE

Lettre II : de Merteuil à Valmont. L’intrigue du livre commence par cette injonction autoritaire : « Partez sur-le-champ ; j’ai besoin de vous. (…) vous devriez venir avec empressement prendre mes ordres à genoux« . Il s’agit de la vengeance qu’elle prépare, fondée sur une « rouerie ». Elle exige encore de Valmont : « jurez-moi qu’en fidèle chevalier, vous ne courrez aucune aventure que vous n’ayez mis celle-ci à fin » Valmont ne respectera pas cette exigence, soucieux qu’il sera de conquérir une proie plus difficile que la jeune Cécile, moyen de la vengeance de Merteuil). Suit cette phrase qui contient toute la suite de l’intrigue : « vous servirez l’amour et la vengeance » (elle le dit sans penser que l’amour que Valmont ressentira ne sera pas une simple attirance sexuelle pour Cécile mais une passion sentimentale pour Tourvel : exemple de propos où l’on ne mesure pas la portée ce qu’on est en train de dire – fréquent dans LLD). Car Valmont va à la fois servir l’amour (en aimant la Tourvel) et la vengeance (plutôt « les » : celle de Merteuil, mais aussi la sienne propre contre Merteuil).

La vengeance de la Marquise de Merteuil consiste à ruiner le projet de mariage de Germont avec Cécile pour le punir de l’avoir trompée et rejetée (c’est ajouté dans la note de bas de page par le prétendu éditeur). Merteuil parle de Cécile avec sécheresse et en disant une vérité : « cela n’a que quinze ans, c’est le bouton de rose ; gauche à la vérité, comme on ne l’est point, et nullement maniérée« .

Lettre V : de Merteuil à Valmont. Elle contient un « faire croire » de Merteuil à Valmont. Elle lui dit pour se moquer de sa prétention à conquérir Tourvel : « Peut-être, si vous eussiez connu cette femme plus tôt, en eussiez-vous pu faire quelque chose ; mais cela a vingt deux ans, et il y en a près deux qu’elle est mariée. Croyez-moi, Vicomte, quand une femme s’est encroûtée à ce point, il faut l’abandonner à son sort« . Il y a là une ironie de la part de Laclos : Merteuil dit sans le savoir la vérité de ce qui aurait pu se passer si Tourvel n’avait pas été mariée : Valmont l’aurait peut-être épousée s’il avait admis l’aimer vraiment (ce qui va se passer le confirme en négatif : cet impossible amour partagé conduira à la mort Valmont et Tourvel, les deux seuls morts du roman, comme si Laclos les unissait, tels des amants romantiques). En tentant de le dissuader de séduire Tourvel, Merteuil semble pressentir ce qui va arriver. Mais elle ne sait pas le dire : exemple de ce que Vincent Descombes définit comme l’inconscient (L’inconscient malgré lui, Éd. de Minuit) : on ne sait véritablement que très rarement ce qu’on dit (Hegel), car il faudrait être omniscient, tout savoir sur les tenants et les aboutissants (par exemple quand on dit « Je t’aime », ou quand on croit pouvoir avoir confiance en un ami) ; le plus souvent, on ne sait pas dire ce qu’on devrait dire qui soit vrai sur notre condition réelle. Freud pense au contraire que l’inconscient se définit par ce qu’on ne veut pas dire. C’est cette impuissance à dire que Descombes nomme inconscient. Si Don Quichotte savait dire qu’il est trompé par les romans de chevalerie, au lieu de dire qu’il les admire, il ne serait pas victime de cet « inconscient de condition » (Pascal a analysé cet inconscient dans ses Pensées). Elle dit aussi : « Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération. » Encore une vérité dite sans le savoir : pour un homme de la réputation de Valmont, tomber amoureux d’une dévote est le comble du ridicule. Mais Laclos présentera la passion partagée de Tourvel et Valmont comme une « belle » possibilité qui avorte à cause des principes de l’ancien régime (Laclos compare peut-être cette passion irréalisable à celle qu’il a connue avec sa propre femme). Merteuil sait que cette conquête a quelque chose de facile malgré l’obstacle de la dévotion de Tourvel : « quel rival avez-vous à combattre ? Un mari ! Ne vous sentez-vous pas humilié à ce seul mot ? » Elle sous-entend qu’aucune femme mariée jeune, sans le consentement de son coeur, n’aime son mari (au mieux, elle le respecte par devoir ; mais l’amour ne connaît pas le devoir, seulement la liberté de l’ivresse).

Lettre X : Lettre de Merteuil à Valmont, où elle le met en garde contre ce qu’elle a déjà deviné : « vous êtes amoureux. »Cette lucidité fait de cette femme un être intellectuellement supérieur à Valmont qui s’abuse lui-même. Elle lui dit la vérité pour le protéger de lui-même (comme elle a su se protéger d’elle-même): « Vous parler autrement, ce serait vous trahir ; ce serait vous cacher votre mal. »

Elle ajoute aussitôt : Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues ; croyez-vous les avoir violées ? » Ici, Merteuil sous-entend que les femmes séduites par les libertins ne sont pas violées, ce qui va à l’encontre du discours d’aujourd’hui, où l’on aurait tendance à étendre le viol à un grand nombre de rapports sexuels qu’on aurait dit consentis il y a cinquante ans. Rappelons une formule (jugée excessive par Simone de Beauvoir elle-même, qui se rétracta) : « la première fois est toujours une viol » (de mémoire). On parle de « culture du viol« , ce qui me paraît souiller la définition même de la culture (dirait-on culture du génocide ou de la pédo-criminalité ?) dont l’un des aspects est : « Ensemble des aspects intellectuels, artistiques d’une civilisation. » Je trouve pour le moins osé d’associer à cela le viol, le meurtre, ou tout autre acte criminel (ce qui n’est pas nier l’existence du viol dans les sociétés humaines) à l’idée de civilisation.

Pour en revenir à Merteuil, disons qu’elle veut croire que les femmes sont hypocrites et qu’elles profitent bien des moeurs dissolues de son époque. Merteuil est une femme capable de dire non. La suite de la lettre l’indique, quand elle raconte comment elle manipule le Chevalier, son amant, en le peinant, puis en le réjouissant : « « Ô mon ami ! lui dis-je, pour vouloir te ménager la surprise de ce moment, je me reproche de t’avoir affligé par l’apparence de l’humeur ; d’avoir pu un instant voiler mon cœur à tes regards. Pardonne-moi mes torts ; je veux les expier à force d’amour. » Vous jugez de l’effet de ce discours sentimental. » La Merteuil se révèle ici comme une redoutablemanipulatrice.

Lettre XIII : de Merteuil à Cécile Volanges. Le ton employé est presque érotique (plus loin, une autre Lettre laissera entendre qu’un tel rapport érotique a lieu entre Cécile et la Merteuil) : Elle l’appelle « ma belle« , et termine sur « Je vous embrasse bien tendrement. » Il n’y a là bien sûr que tromperie.

Lettre XX : de Merteuil à Valmont. Elle y parle d’un projet pour Cécile : «  je suis souvent tentée d’en faire mon élève ; c’est un service que j’ai envie de rendre à Gercourt. (…) nous lui donnerons une femme toute formée, au lieu de son innocente pensionnaire. » Faire d’une Cécile intelligente et lucide (ce qui n’est pas le cas, ce qui la reconduira au convent – destin opposé à celui de Merteuil) une disciple de Merteuil aurait pu être une autre vengeance envers Gercourt qui deviendrait cocu.

Lettre XXXVIII : de Merteuil à Valmont. Lettre dans laquelle elle parle de Cécile, qu’elle décrit comme presque « mûre » pour une vie de débauche. Est-ce une indication de la part de Laclos pour dire au lecteur que la corruption des êtres commence tôt, et que le couvent ne l’empêche pas d’avoir lieu ? Cécile semble posséder toutes les « qualités » pour devenir une libertine : « cela n’a ni caractère ni principes (…) Je ne crois pas qu’elle brille jamais par le sentiment ; mais tout annonce en elle les sensations les plus vives.Sans esprit et sans finesse, elle a pourtant une certaine fausseté naturelle, (…) qui réussira d’autant mieux que sa figure offre l’image de la candeur et de l’ingénuité. » Manque de caractère (au sens de détermination et de force), manque de principes (connaissance du Bien et du Mal, sentiments religieux…), manque d’intelligence et de jugement (ce qui la distingue de Merteuil), mais capable d’hypocrisie sans effort et de donner le change avec un visage angélique. Le tableau est presque complet pour un double de Merteuil (sauf ce qui empêche Cécile de pouvoir l’être : sa niaiserie, tandis que Merteuil semblait avoir jeté la sienne aux orties très jeune).

SECONDE PARTIE

Lettre LI : de Merteuil à Valmont. Elle écrit :« il ne faut pas fâcher les vieilles femmes ; ce sont elles qui font la réputation des jeunes ». En effet, les vieilles femmes ont passé leur vie à courber l’échine sous le poids des conventions, elles ne se sont pas révoltées ; parvenues aux portes de la vieillesse, elles décident des qualités et défauts des jeunes femmes qui entrent dans la vie mondaine. Dissimulatrice, Merteuil sait qu’il faut leur plaire d’abord pour plaire ensuite à tous les autres. Puis elle parle de Cécile, qui est aux antipodes de la vieillesse : « La petite fille a été à confesse ; elle a tout dit, comme un enfant(…) Elle m’a montré sa lettre de rupture, qui est une vraie capucinade » (sermon moral d’une grande banalité). Il n’y a que les enfants (et les nigauds) qui disent la vérité. L’art de la dissimulation, du mensonge, de la tromperie, n’appartiennent qu’aux personnes intelligentes, avisées, adultes. La lettre de rupture de Cécile à Danceny (Lettre XLIX) n’a pas été suivie de la fin de l’amour qu’éprouve Cécile pour Danceny : « elle n’en aime pas moins son Danceny ; j’ai remarqué même une de ces ressources qui ne manquent jamais à l’amour, et dont la petite fille est assez plaisamment la dupe. » Il y a ici un parallèle à établir avec les lettres de Tourvel, où celle-ci se dissimule à elle-même sa propre attirance pour Valmont. C’est pour pousser Danceny vers Cécile que Merteuil a eu l’idée de cette lettre de rupture (encore un « faire croire » pour entraîner des effets bien réels). Merteuil aborde ensuite le problème philosophique de la liberté. Voulant éviter que la culpabilité s’empare de Cécile, Merteuil lui a fait croire que l’amour est un sentiment involontaire : « un sentiment involontaire ne peut pas être un crime. » Mais elle ajoute aussitôt, pour elle-même : comme s’il ne cessait pas d’être involontaire du moment qu’on cesse de le combattre ! » Ainsi, Merteuil, soucieuse de vérité, ne se raconte pas d’histoire : consentir à un penchant (qui est involontaire à la source) est toujours volontaire. Mais comme il lui importe de faire croire à Cécile qu’elle est innocente d’aimer, elle lui a caché cette seconde idée. Le problème, c’est Danceny, trop timide, emprunté, peu entreprenant (le contraire de Valmont, comme Cécile est le contraire de Merteuil) : « si vous en trouvez l’occasion, décidez donc ce beau berger à être moins langoureux. »

Lettre LIV : de Merteuil à Valmont. Elle aussi joue à la tentatrice auprès de Cécile (ce qui semble fonctionner) : « j’ai monté sa tête au point… Enfin vous pouvez m’en croire, jamais personne ne fut plus susceptible d’une surprise des sens. » Merteuil envisage même de la former à son image : « Elle méritait un autre amant ; elle aura au moins une bonne amie, car je m’attache sincèrement à elle. Je lui ai promis de la former, et je crois que je lui tiendrai parole. Je me suis souvent aperçue du besoin d’avoir une femme dans ma confidence, et j’aimerais mieux celle-là qu’une autre. » La solitude dans laquelle vit Merteuil serait au moins brisée par cette sorte d’amitié. Mais il conviendrait d’abord de pervertir totalement la jeune Cécile, ce qui n’est pas encore fait : « mais je ne puis en rien faire, tant qu’elle ne sera pas… ce qu’il faut qu’elle soit. » Quel mot manque à cette phrase ? Dévergondée, délurée, peut-être violée (pour nous, car Merteuil ne peut penser cela), une « fille perdue » en somme. Mais n’oublions pas que la négativité que porte cette expression vient de la conception de l’époque des rapports entre homme et femme. Une Cécile qui aurait une aventure amoureuse et sexuelle avec Danceny ou Valmont (le viol en moins) n’est plus considérée comme perdue aujourd’hui, même si on peut en penser autre chose —  de pire… Je songe à Allan Bloom et à son très beau livre L’amour et l’amitié(livre posthume publié en France en 1996) dans lequel il développe le concept de désérotisation (« le triomphe du libéralisme et de la libéralisation des mœurs s’accompagne d’un appauvrissement des relations humaines et d’une « désérotisation du monde ». Extrait d’un très bon article de Robert Kopp dans La revue des deux mondes) pour critiquer la conception « libérale » des rapports sexuels en Occident. Cette idée se trouve aussi dans le premier roman de Michel Houellebecq (son meilleur, pensait Clément Rosset avec qui j’ai parlé de cet écrivain qu’il appréciait à ses débuts), Extension du domaine de la lutte (publié en 1994). Y est « théorisée » l’idée que les rapports érotiques eux-mêmes sont soumis au marché libre de l’offre et de la demande. En voici un extrait : « Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. » J’ajoute cet extrait d’un assez bon résumé, tiré de la page Wikipédia consacrée au roman : « Cette lutte, étendue à tous les aspects de la vie humaine sous l’influence du modèle libéral, transforme le moindre de nos gestes en un combat épique, au terme duquel notre position dans la société humaine est corrigée, à la hausse ou à la baisse. Même nos lits ne sont plus un refuge. Il faut s’y distinguer. La sexualité est un système de hiérarchie sociale. » Je me suis attardé sur ces analyses de Bloom et Houellebecq afin de nuancer un jugement superficiel que certains semblent porter porter sur le roman de Laclos : « Les rapports humains étaient affreux en ce temps-là, heureusement ça s’est amélioré. » Qu’on me permette d’en douter : un cauchemar a chassé l’autre ; « ni mieux ni pire », comme dit Beckett dans un de ses romans.

Lettre LXIII : de Merteuil à Valmont. Contient l’explication des événements qui font la matière des lettres précédentes sur lesquelles je n’ai pas jugé bon de m’arrêter. Merteuil a dénoncé à Mme Volanges la liaison entre sa fille et Danceny, afin de les séparer, et d’attiser la flamme du jeune homme (qui est aussi l’amant de Merteuil) : « Il fallait, dites-vous, aussi, qu’il eût besoin de plus de mystère ; eh bien ! ce besoin-là ne lui manquera plus. » Comment faire croire à quelqu’un qu’il désire un objet qu’il a sous les yeux ? en l’en privant (cela arrive parfois dans la jalousie suite à une infidélité : on jurerait qu’on aime plus que jamais l’infidèle, alors que c’est seulement sa perte qui donne cette impression. Proust dit dans La Recherche, sûrement dans La prisonnière, roman de la jalousie, que ce sentiment est la preuve de l’amour, ce dont je doute, sauf à penser peu de bien de l’amour. Merteuil dit : « L’événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et c’est, je crois, mon chef-d’œuvre ». Elle a dénoncé les amants à la mère de Cécile, qui « si clairvoyante contre vous, était aveuglée au point qu’elle me répondit d’abord qu’à coup sûr je me trompais, que sa fille était un enfant ». Merteuil reconnaît que les imbéciles facilitent ses intrigues : « Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs. » Pour qu’existent des Merteuil et des Valmont, il faut en effet des êtres corruptibles (Danceny, Cécile, Tourvel) et des nigauds (une bonne partie de l’entourage), de même que pour qu’existe la philosophie, il faut du non-philosophique (désirs, illusions, croyances, aveuglements, guerres, bêtise…). Par exemple, la mère et la fille Volanges écrivent la même chose à Merteuil qui s’en amuse : « c’est de vous seule que j’attends quelque consolation » Le lecteur sachant de quoi il retourne ne peut que s’amuser aussi de ces deux esprits crédules et facilement manipulables.

Lettre LXXXI : de Merteuil à Valmont. C’est la Lettre la plus importante du roman, et un morceau de bravoure de la part de Laclos qui, comme Flaubert avec Félicité, une bonne à la vie désolante dans le premier des Trois contes, Un coeur simple, parvient à entrer dans l’âme d’une femme. Merteuil va y confier la vérité de sa vie, qui est le combat d’une femme qui aspire à l’indépendance, sinon à la liberté (elle a trop de haine pour ce but). D’abord, elle y exprime tout son mépris pour les hommes, ce qui n’est pas sans rappeler la diatribe de Valérie Solanas dans son fameux Scum manifesto (qu’on peut traduire à peu près par Manifeste pour tailler les hommes en pièces) : « Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! et vous voulez m’enseigner, me conduire ? Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles ! Être orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens et juger de mes ressources ! » Leurs positions respectives ne sont pas du tout équivalentes. Séduire est presque un jeu d’enfant pour Valmont, et un jeu très dangereux pour Merteuil (la fin du roman le confirmera) : »Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels obstacles à surmonter ? où est là le mérite qui soit véritablement à vous ? (…) pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. (…) combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage ?  » De plus, Merteuil devine ce que Valmont ne verra peut-être jamais : votre présidente vous mène comme un enfant. » Puis vient cette phrase terrible : « Croyez-moi, vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer » J’ai déjà dit ailleurs que c’était du Nietzsche un siècle avant : « il faut avoir besoin d’être fort : autrement on ne le devient jamais. » (Nietzsche, Crépuscule des idoles, § 38, et aussi §8 : « À L’ÉCOLE DE GUERRE DE LA VIE. — Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort. » (citations dans l’article n° 1 : « Faire croire » dans Les liaisons dangereuses de Laclos (avertissement). À propos de la position de la femme devant un homme, Merteuil décrit ce que subira Cécile, et que subissent moult femmes au 18e (avant et encore aujourd’hui) : « À la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité« . Il y a aussi ce mépris pour les femmes qui s’imaginent qu’avec du « sentiment », les rapports entre homme et femme peuvent être améliorés : « ces femmes à délire, et qui se disent à sentiment ; dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour et l’amant . (…) ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles« . Merteuil ne ressemble en rien à ces femmes sentimentales (on dirait aujourd’hui romantiques) : « Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ?  » Ce qui la distingue des autres femmes, c’est qu’elle ne se raconte pas d’histoire : elle ne croit pas que l’amour, la pitié peuvent changer le sort de la femme de l’Ancien régime. Elle ne croit que ce qu’elle appelle ses « principes » : « règles que je me suis prescrites (…)… ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. » Cette dernière formule est remarquable en cela qu’elle rappelle une idée de Sartre : être libre, c’est se choisir. Et la ligne de conduite de Merteuil se résume à cette phrase : « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre« . Cela rappelle la « guerre des sexes » de Nietzsche (je n’ai pas retrouvé l’endroit). Une note de bas de page de l’édition de Michel Delon évoque une « vengeance individuelle plus que  »féministe » au sens moderne du terme. » J’en conviens, puisque le féminisme naît politiquement, collectivement et publiquement au début du 20ème siècle. Cependant, la révolte de Merteuil est une révolte féministe individualiste (Stirner ne dirait pas autre chose, lui le jeune-hégélien, penseur de l’individualisme possessif, précurseur de l’anarchisme individualiste : il épousera d’ailleurs une féministe, Marie Wilhemine Dähnhardt). Il y a chez Merteuil, si l’on met de côté sa révolte et sa haine, des traits qui font penser à la philosophie stoïcienne, pour qui ne nous appartient que notre jugement : « je n’avais à moi que ma pensée« . N’est-ce pas le principal, surtout quand on est démuni de tout ce qui donne de la puissance en société ? Sur l’amour, elle ne se fait aucune illusion : « l’amour, qu’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte« . Notre hypocrisie nous fait croire que l’amour est la source de nos plaisirs alors qu’il ne s’agit que d’un prétexte (le plaisir est tout). Merteuil considère l’amour comme une feinte : « je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer et le feindre. En vain m’avait-on dit, et avais-je lu qu’on ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un auteur, le talent d’un comédien.  » Il y a là un paradoxe : Merteuil rejette l’amour qui est pourtant le seul domaine où le mensonge, l’illusion, la tromperie, la dissimulation et la comédie dominent sans partage ou presque. Mais elle dirait qu’ils sont au service du « bien » (si on accepte l’idée que des moyens troubles peuvent être mis au service de justes causes : reproduction et vie conjugale), alors que ce qu’elle appellerait son bien relève plutôt de la volonté de puissance. Rejetant l’amour (comme Alberich au début de Das Rheingold, l’opéra-prologue du cycle Das Ring des Nibelungen de Richard Wagner), Merteuil donne à sa vie de jeune veuve un « vernis de pruderie » pour mieux évoluer librement dans une société dominée par les hommes. Comme Balzac cinquante ans plus tard dans La comédie humaine, que rappelle l’illustration en tête d’article, mais après Shakespeare qui parle même dans sa tragédie Hamlet de la société des hommes comme d’une « nef de fous », elle juge la vie sociale comme une comédie : « Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés. » Il y a bien sûr une contradiction entre le personnage secret de Merteuil (disciple de Baltasar Gracian*, penseur de la dissimulation, du secret, du mensong et de l’apparence) et la Merteuil qui envoie des lettres (proche des êtres sentimentaux qui s’épanchent facilement), en particulier celle-ci, qui contredit ce principe : « Ces précautions et celles de ne jamais écrire« . Merteuil sait que les individus aspirant à la liberté doivent être d’autant plus secrets : « Descendue dans mon cœur, j’y ai étudié celui des autres. J’y ai vu qu’il n’est personne qui n’y conserve un secret qu’il lui importe qui ne soit point dévoilé« . Comme Sartre, elle dirait que « l’idéal de sincérité est impossible à atteindre » (en précisant qu’il ne faut surtout pas l’atteindre.

* « Ce n’est pas assez que la substance, écrit Gracián dans L’Homme de cour, il y faut aussi la circonstance » : puisque la justice et la vérité, aux yeux des hommes, comptent moins que les apparences dont elles se revêtent, le sage se doit non seulement d’être vertueux, mais également de soigner les apparences de cette vertu. Il lui faut « faire, et faire paraître », explique ainsi la cent trentième maxime de L’Homme de cour, parce que « le bon extérieur est la meilleure garantie de la perfection intérieure. » L’apparence peut même, le cas échéant, suppléer le défaut de substance : « si tu n’es pas chaste, dit le proverbe, fais semblant de l’être. » (tiré de Wikipédia)

Cette Lettre, la plus longue et située par Laclos à peu près au milieu du roman, se termine par une formule guerrière, virile, et prémonitoire : « redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, vicomte, jamais. Il faut vaincre ou périr.  » Merteuil sait qu’il ne saurait y avoir de demi-mesure pour elle, demi-mesure en laquelle semblent avoir cru Valmont et Tourvel. Si la Présidente et le vicomte périssent réellement d’y avoir cru, la marquise périra de n’y avoir pas voulu croire, du moins symboliquement, en perdant sa beauté, sa fortune et en s’enfuyant en Hollande. Cette fuite laisserait-elle entendre que pour Laclos, il y avait un avenir pour ce genre de femme ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a d’autre vainqueur à la fin du roman que Monsieur de Prévan, personnage insignifiant. Ni la morale, ni la religion, ni l’ancien régime ne sortent grandis de ces intrigues.

Lettre LXXXV : de Merteuil à Valmont. Assez longue lettre, plutôt anecdotique où Merteuil raconte la piège dans lequel elle fait tomber Prévan qui croyait la séduire. Ce piège contribue, si besoin était, à rehausser la (fausse) vertu de Merteuil aux yeux de la société. Cette scène n’a d’autre but que de montrer son intelligence rusée et sa cruauté (au sens étymologique : cruor, crudelis, cru, comme dans « monter à cru » un cheval, i.e. sans selle), sa lucidité aussi quant à la « guerre des sexes » qui fait rage (depuis l’origine de l’homme ? Marx fait quelque part la remarque suivante : la première division du travail est entre l’homme et la femme, et le dernier problème que résoudra l’humanité est celui du rapport entre les deux sexes). C’est pourquoi elle s’impatiente : « ne me confondez plus avec les autres femmes ». Car seule une Merteuil pouvait piéger un Prévan de cette façon. Que pense une féministe d’aujourd’hui de cette scène qui ridiculise l’homme (n’oublions pas qu’il sera lavé de ce ridicule à la fin du roman) ? Je suppose qu’elle la trouve réjouissante (ce qui signifierait qu’elle admet la thèse nietzschéenne de la « guerre des sexes »). Merteuil séduit Prévan en simulant la soumission (et en même temps, son regard semble glisser vers le bas du corps de Prévan, où se situe peut-être la preuve qu’elle lui plaît… Michel Delon fait cette hypothèse d’une érection, ce qui me semble vraisemblable de la part de Laclos) : »Vous jugez bien que mes timides regards n’osaient chercher les yeux de mon vainqueur : mais dirigés vers lui d’une manière plus humble, ils m’apprirent bientôt que j’obtenais l’effet que je voulais produire. »

Lettre LXXXVII : de Merteuil à madame de Volanges. C’est un monument de tromperie et de falsification. Merteuil tient à ce que « sa » mésaventure (celle de Prévan en réalité) soit rendue publique (sinon le mal infligé à Prévan disparaît) : « L’événement le plus désagréable, et le plus impossible à prévoir, m’a rendue malade de saisissement et de chagrin. Ce n’est pas qu’assurément j’aie rien à me reprocher : mais il est toujours si pénible pour une femme honnête et qui conserve la modestie convenable à son sexe, de fixer sur elle l’attention publique, que je donnerais tout au monde pour avoir pu éviter cette malheureuse aventure, et que je ne sais encore si je ne prendrai pas le parti d’aller attendre à la campagne qu’elle soit oubliée. . » Si tout est faux pour le lecteur, la logique de ce propos est rigoureusement vraie pour l’époque. On se que Merteuil (Laclos) a dû bien rire en écrivant cela. La fin de la Lettre reprend l’antienne de la femme vertueuse qui craint pour son honneur : « De plus, cet homme a sûrement quelques amis, et ses amis doivent être méchants : qui sait, qui peut savoir ce qu’ils inventeront pour me nuire ? Mon Dieu, qu’une jeune femme est malheureuse ! Elle n’a rien fait encore, quand elle s’est mise à l’abri de la médisance ; il faut qu’elle en impose même à la calomnie. »

TROISÈME PARTIE

Lettre CIV : de Merteuil à madame de Volanges. Réponse à la Lettre XCVIII. Merteuil montre ici sa dureté à l’égard de l’amour. Il semble que, cause ou effet de sa révolte contre l’ordre phallocratique qui règne, Merteuil n’ait jamais éprouvé ce doux sentiment (trop doux pour elle). Qu’écrit-elle de l’amour ? Qu’il s’agit d’un « goût frivole« . Parlant d’elle-même, elle ajoute :  » je n’ai jamais cru à ces passions entraînantes et irrésistibles dont il semble qu’on soit convenu de faire l’excuse générale de nos dérèglements. Je ne conçois point comment un goût qu’un moment voit naître, et qu’un autre voit mourir, peut avoir plus de force que les principes inaltérables de pudeur, d’honnêteté et de modestie ; et je n’entends pas plus qu’une femme qui les trahit puisse être justifiée par sa passion prétendue, qu’un voleur ne le serait par la passion de l’argent, ou un assassin par celle de la vengeance. » Cette tirade est digne des plus anti-romantiques penseurs (je pense à Schopenhauer, par exemple). Son argumentaire est à double sens. On croirait qu’elle défend les valeurs morales, mais ce sont des valeurs immorales qu’elle défend ; là où Madame de Volanges entend la vertu chrétienne, Merteuil parle de vertu au sens ancien de « force » ou « pouvoir » ; vertu et virilité ont la même source étymologique ! « pour résister, il suffisait de le vouloir ; et jusqu’alors au moins, mon expérience a confirmé mon opinion. Que serait la vertu, sans les devoirs qu’elle impose ? son culte est dans nos sacrifices, sa récompense dans nos cœurs. Ces vérités ne peuvent être niées que par ceux qui ont intérêt de les méconnaître ; et qui, déjà dépravés, espèrent faire un moment d’illusion, en essayant de justifier leur mauvaise conduite par de mauvaises raisons. » (j’ai souligné un parfait double sens : Mme de Volanges peut entendre un éloge des vertus chrétiennes, tandis que Merteuil exprime sa conception libertine, amorale et révoltée de la vie). Suit un ensemble d’arguments destinés à persuader Madame de Volanges de ne pas céder au caprice de sa fille (car le mariage avec Gercourt demeure le but de l’intrigue de Merteuil). Elle va jusqu’à dire : « J’ignore, ma chère amie, si j’ai contre cette passion une prévention trop forte ; mais je la crois redoutable, même dans le mariage. (…)J’ai rencontré (…) plusieurs femmes atteintes de ce mal dangereux (…). A les entendre, il n’en est point dont l’amant ne soit un être parfait : mais ces perfections chimériques n’existent que dans leur imagination. (…) elles en parent à plaisir celui qu’elles préfèrent ; c’est la draperie d’un dieu, portée souvent par un modèle abject (…) dupes de leur propre ouvrage, elles se prosternent pour l’adorer.  » Ce ne sont pas là des mensonges, puisqu’il s’agit d’une critique (recevable) de la passion amoureuse, qui prend sa source dans l’idée que Merteuil se fait des rapports ente femme et homme.

Lettre CV : de Merteuil à Cécile. Éloge de la vie libertine et de l’esprit qui l’accompagne : « vous ne chérissez de l’amour que les peines, et non les plaisirs ! Rien de mieux, et vous figurerez à merveille dans un roman. De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! Au milieu de ce brillant cortège, on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien. » Merteuil se moque des peines de Cécile, qu’elle tente de convertir à sa façon de voir le monde. Elle ironise sur la conduite vertueuse qu’elle aurait pu avoir : « vous avez manqué votre chef-d’œuvre ; c’était de tout dire à votre maman. Vous aviez si bien commencé ! déjà vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi : quelle scène pathétique ! et quel dommage de ne l’avoir pas achevée ! Votre tendre mère, toute ravie d’aise, et pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée pour toute votre vie  ; et là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux et sans péché ; vous vous seriez désolée tout à votre aise ; et Valmont, à coup sûr, n’aurait pas été troubler votre douleur par de contrariants plaisirs. » Cette tirade contient une vérité du point de vue factuel. Merteuil présente à Cécile l’alternative que lui offre, selon elle, l’ancien régime : le couvent ou le libertinage. Espérons toutefois que de nombreuses femmes ont réussi à trouver une troisième voie permettant de trouver leur bonheur malgré les conventions de l’époque. Merteuil propose à demi-mot à la jeune fille de devenir son double : « Sérieusement, peut-on, à quinze ans passés, être enfant comme vous l’êtes ? (…) si vous ne vous formez pas davantage, que voulez-vous qu’on fasse de vous ? Que peut-on en espérer ; si ce qui fait venir l’esprit aux filles semble au contraire vous l’ôter ?« (j’ai souligné ce qui fait écho à la confession de Merteuil dans la Lettre CXXXI). Parlant de la honte de Cécile pour avoir cédé aux avances de Valmont, le niveau de moralité de Merteuil se montre très bas (ce que Laclos impute sûrement à la société d’ancien régime) : « tranquillisez-vous ; la honte que cause l’amour est comme sa douleur : on ne l’éprouve qu’une fois. » Elle va jusqu’à lui reprocher la mauvaise foi de sa Lettre XCVII, en la citant : « Allons, un peu de bonne foi. Là, ce trouble qui vous empêchait de faire comme vous disiez, qui vous faisait trouver si difficile de se défendre, qui vous rendait comme fâchée quand Valmont s’en est allé, était-ce bien la honte qui le causait, ou si c’était le plaisir ? et ses façons de dire auxquelles on ne sait comment répondre, cela ne viendrait-il pas de ses façons de faire ? Ah, petite fille, vous mentez, et vous mentez à votre amie ! » Par où l’on voit que la duplicité, sinon le mensonge, infecte toute la société jusqu’aux victimes, et pas seulement Merteuil et Valmont. La Marquise va donc inculquer ses principes faux et trompeurs à Cécile. Parlant de sa mère, elle lui conseille : « Cette ruse qu’elle veut employer contre vous, il faut la combattre par une autre. Commencez donc, en lui montrant moins de tristesse, à lui faire croire que vous songez moins à Danceny. (…) Pour ce qu’on fait d’un mari, l’un vaut toujours bien l’autre« . Puis elle lui montre que, mariée, elle pourra garder Valmont, ou Danceny, ou les deux. On peut trouver répugnants les conseils de Merteuil, mais n’était-ce pas l’organisation même de la société d’ancien régime qui rendait nécessaire un tel cynisme ? Merteuil aussi en est la victime, quoique à un degré différent. Les résistances à un régime sont souvent aussi immorales que le régime lui-même (les mauvaises habitudes ne se perdent pas aisément). La Lettre se conclut sur une ultime conseil (qui pourrait être de Baltasar Gracian — cf. trois livres parus chez Champ Libre vers 1980 : Le héros, L’homme de cour et L’homme universel) : « Vous écrivez toujours comme un enfant. Je vois bien d’où cela vient ; c’est que vous dites tout ce que vous pensez, et rien de ce que vous ne pensez pas. Cela peut passer ainsi de vous à moi, qui devons n’avoir rien de caché l’une pour l’autre : mais avec tout le monde ? avec votre amant surtout ? vous auriez toujours l’air d’une petite sotte. » (j’ai souligné ce qui pourrait passer pour la devise du menteur). Se rendre impénétrable et ne point laisser connaître ses passions, pour parler comme Gracian, tels sont les « bons » (si on considère le milieu dans lequel vivent les femmes au 18e siècle) conseils de Merteuil à Cécile. Il est vrai que ces propos vont ici à contre courant de notre époque qui souhaiterait que les rapports humains soient transparent. Pour qui l’ignorerait, la première dystopie du 20e siècle — qui date de 1920 —, Nous autres, d’Evgueni Zamiatine, décrit la vie dans une société totalitaire (l’URSS naissante), où les maisons ont des murs de verre. La transparence est un piège, et se rendre transparent, c’est se condamner à la faiblesse. C’est pourquoi je juge recevable ce dernier conseil de Merteuil (même si je préfère la façon de le dire — et le personnage — de Gracian).

Lettre CVI : de Merteuil à Valmont. Après avoir jugé sévèrement son acolyte, désemparé par la fuite soudaine de Tourvel (« vous n’avez pas le génie de votre état ; vous n’en savez que ce que vous en avez appris, et vous n’inventez rien. Aussi, dès que les circonstances ne se prêtent plus à vos formules d’usage, et qu’il vous faut sortir de la route ordinaire, vous restez court comme un écolier.« ), elle explique pourquoi elle renonce à faire de Cécile une libertine comme elle. Elle le dit en des mots très durs, mais très lucides quant aux qualités intellectuelles de Cécile. Il semble aussi qu’elle distingue trois types de femmes ; celles qui jouent le jeu lucidement mais passivement, celles qui se révoltent et trichent, comme elle-même, et celles qui ne comprennent rien, comme Cécile, et sont condamnées à être le jouet des autres, hommes ou femmes : « Je me désintéresse entièrement sur son compte. J’avais eu quelque envie d’en faire au moins une intrigante subalterne et de la prendre pour jouer les seconds sous moi : mais je n’y vois pas d’étoffe ; elle a une sotte ingénuité qui n’a pas cédé même au spécifique que vous avez employé, et qui pourtant n’en manque guère ; et c’est, selon moi, la maladie la plus dangereuse que femme puisse avoir. Elle dénote, surtout, une faiblesse de caractère presque toujours incurable, et qui s’oppose à tout ; de sorte que, tandis que nous nous occuperions à former cette petite fille pour l’intrigue, nous n’en ferions qu’une femme facile. Or, je ne connais rien de plus plat que cette facilité de bêtise, qui se rend sans savoir ni comment ni pourquoi, uniquement parce qu’on l’attaque et qu’elle ne sait pas résister. Ces sortes de femmes ne sont absolument que des machines à plaisir.« 

Lettre CXXI : de Merteuil à Danceny. Merteuil tance Danceny de lui parler de façon ampoulée et trompeuse (ainsi, elle ne supporte pas la tromperie qu’elle-même pratique : ce qui est somme toute assez logique, car elle sent la fumisterie venir de loin) : »Quittez donc, si vous m’en croyez, ce ton de cajolerie, qui n’est plus que du jargon, dès qu’il n’est pas l’expression de l’amour. Est-ce donc là le style de l’amitié ? non, mon ami : chaque sentiment a son langage qui lui convient ; et se servir d’un autre, c’est déguiser la pensée qu’on exprime. Je sais bien que nos petites femmes n’entendent rien de ce qu’on peut leur dire, s’il n’est traduit, en quelque sorte, dans ce jargon d’usage ; mais je croyais mériter, je l’avoue, que vous me distinguassiez d’elles. Je suis vraiment fâchée, et peut-être plus que je ne devrais l’être, que vous m’ayez si mal jugée. » (j’ai souligné ce qui me semble particulièrement important). Tout est vrai dans ce passage et Merteuil ne se laisserait pas rouler dans la farine par un Tartuffe… Merteuil sait faire le partage entre la tricherie et la véracité (même si elle emploie les deux). Elle demande à son correspondant de la franchise, ce qui pourrait étonner : « Mon ami, quand vous m’écrivez, que ce soit pour me dire votre façon de penser et de sentir, et non pour m’envoyer des phrases que je trouverai, sans vous, plus ou moins bien dites dans le premier roman du jour. » Mais non, il n’y a pas lieu, sauf si l’on tient à noircir, donc à fausser son portrait : elle aussi a soif de rapports humains empreints du souci de véracité. Son art de dissimuler, elle le réserve à ses ennemis, i.e. les hommes en général et les femmes mariées et (vraiment ou faussement) vertueuses. Avec Danceny, dont elle apprécie les qualités, et dont la passion amoureuse est tournée vers Cécile, ce qui lui évite de courir le risque d’aimer et d’être aimée, Merteuil apprécie que la relation ne soit pas entachée de cette hypocrisie dont elle est prisonnière : « j’aime mieux m’en tenir à ma franchise ; c’est donc elle seule qui vous assure de ma tendre amitié, et de l’intérêt qu’elle m’inspire.  Il est fort doux d’avoir un jeune ami dont le cœur est occupé ailleurs. » Tout l’ancien régime est marqué par l’hypocrisie (toute société ?) puisqu’il faut compter avec Diderot, François Poullain de La Barre (cartésien et féministe) et Madame Roland et quelques autres pour mettre un peu de véracité dans cette fin de siècle et de régime. Elle semble même regretter de ne pouvoir vivre à découvert comme pourraient le faire Cécile et Danceny (ils ne feront que frôler le mariage) : « Vous avez raison de vous rendre aux motifs tendres et honnêtes « . Elle apprécie réellement Danceny (ce couple est le pendant de celui formé par Tourvel et Valmont… et ils survivront tous deux) et le lui montre par sa franchise : « Vous ne trouverez donc dans ma lettre que ce qui manque à la vôtre, franchise et simplesse » Si elle lui demande de « parler vrai », ce qui sonne étrangement sous sa plume, c’est qu’elle ne peut trouver du réconfort que lorsqu’elle goûte enfin un peu de franchise dans une relation humaine. Car, somme toute, elle est un être humain comme un autre. C’est la société d’ancien régime qui la force à se dissimuler, et pas son goût de la liberté et du libertinage (qui ne sont certes pas la même chose).


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